Education populaire et féminisme

Je trouve que c’est un travail exemplaire, traitant d’une agression sexuelle dans un réseau et comment ça va être l’occasion de creuser collectivement plein de thématiques adjacentes. Avec en prime une mise en page…magnifique !!

Je colle ici la présentation trouvée dans Open Editions Journals

1_Cet ouvrage est en réalité une « brochure » – c’est ainsi que ses autrices la présentent – publiée par La Grenaille, association constituée de cinq structures d’éducation populaire (la SCOP Contre-pied et l’association La Trouvaille à Rennes, la SCOP l’Engrenage à Tours, la SCOP l’Orage à Grenoble et la Coopérative du Vent Debout à Toulouse). Il s’agit donc d’un texte résolument militant, émanant d’un réseau qui œuvre pour une éducation populaire politique héritée des mouvements ouvriers, à travers des ateliers, des séminaires, des conférences gesticulées, des revues critiques, etc. ; toutefois, il s’agit également d’une réflexion et d’un témoignage sur certains enjeux qui traversent le monde du travail (puisque les membres des SCOP sont des salariés).

2_Le point de départ d’Éducation populaire et féminisme est le récit d’une agression sexuelle au sein du réseau : un an après celle-ci, un comité de rédaction composé de onze femmes de l’association s’est formé pour élaborer le texte. Il se présente en trois parties : la première est un récit et une analyse de l’agression ; la deuxième est constituée d’un « livret central » qui regroupe des extraits d’écrits théoriques féministes organisé par thèmes, et la troisième porte sur l’articulation entre féminisme et éducation populaire. La brochure mêle donc récits, analyses, ressources (définitions, statistiques, extraits de textes militants ou scientifiques, articles de lois, tracts, exercices, etc.) et entretiens.

3_La première partie revient sur l’agression sexuelle qu’une des membres du réseau a subi de la part d’un collègue lors d’un rassemblement inter-SCOP en juillet 2012. Qu’est-ce qui a rendu possible cette agression ? Il s’agit d’abord de témoigner et d’expliquer ; et pour cela, « il faut parfois sortir de la pédagogie pour entrer dans un rapport de force, afin de faire reconnaître les inégalités et les oppressions » (p. 18) ; les autrices soulignent leur « volonté de ne pas tomber dans des dérives psychologisantes » afin de « prendre en compte l’ensemble des causes qui rendent possible ce genre de situation » (p. 28). Elles analysent cette agression comme une « situation limite », un événement qui va dévoiler les non-dits de leur organisation. Si leur expérience ne prétend pas faire exemple, elle vise néanmoins à servir à d’autres victimes et d’autres collectifs (la rareté des textes sur le sujet dans les collectifs militants de gauche étant soulignée1).

4_Au sein du récit chronologique des faits se trouve un encart de plusieurs pages contenant les outils qui ont été mobilisés pour analyser l’agression et ses conséquences. La description et l’examen étant particulièrement riches, on peut donner deux exemples de leur articulation : le texte montre que le fait que la prise en charge des conséquences de l’agression au sein du réseau ait été l’apanage des femmes mérite d’être appréhendé au prisme de la notion de care ; également, il pointe que si des mesures ont été prises à l’encontre de l’agresseur (un congé sans solde imposé, dans un premier temps), le droit du travail n’a toutefois pas été appliqué (des articles du code du travail sont retranscrits).

5_Les autrices reviennent également sur la semaine de « laboratoire politique » organisée un an après l’agression. Là encore, il s’agit de narrer mais aussi de proposer des outils : les ateliers sur le patriarcat alors organisés mobilisent des méthodes d’éducation populaire qui sont présentées dans des encadrés (l’arpentage, les cadeaux de lecture, l’enquête de conscientisation, l’entraînement mental ou encore le débat en pétales). Les méthodes sont remises dans le contexte de cette action spécifique : l’objectif est à la fois de déterminer les différents facteurs qui ont contribué à la situation dans son ensemble, mais aussi d’élaborer des perspectives pour la suite. Sont ainsi validées plusieurs solutions, dont la mise en place d’une commission d’enquête, le soutien financier à la victime en cas de plainte au pénal, la demande d’un autre congé sans solde à l’agresseur afin qu’il réfléchisse à des propositions à présenter à son retour, une formation sur les inégalités hommes/femmes, des temps en non-mixité choisie et l’élaboration d’une brochure – que constitue justement l’ouvrage. Sa rédaction est présentée comme une occasion de réflexivité et de distance critique vis-à-vis du déroulement du laboratoire comme des autres propositions (est notamment souligné le manque de clarté du mandat donné à la commission d’enquête). Le bilan, au moment de l’achèvement de l’écriture de la brochure, est contrasté : la victime n’a reçu aucune nouvelle officielle de l’enquête policière ; une rupture conventionnelle du contrat de travail de l’agresseur a été décidée, mais l’accompagnement au moment de son départ a suscité des conflits au sein du réseau avec des conséquences lourdes ; l’association a été fragilisée par l’agression mais le travail entamé à sa suite a permis d’ouvrir de nouveaux chantiers portant entre autres sur les modalités d’organisation. La dernière partie de l’ouvrage vise précisément à rendre compte des « trouvailles […] perspectives et […] stratégies » nées des échanges, pour « traduire en “droits” et en actes ces enseignements » (p. 104).

6_Après un « livret central » qui réunit des extraits de textes sur des thématiques très diverses (le sexisme dans la langue, les violences contre les femmes, les différentes branches du féminisme, la démarche de « croisement des savoirs » d’ATD Quart Monde, les épistémologies du point de vue, l’intersectionnalité, le masculinisme, etc.) s’ouvre la partie intitulée « Articuler féminisme et éducation populaire ». La démarche, inspirée des travaux de Christian Maurel (2010), se décline en quatre processus : « la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation de la puissance d’agir et la transformation sociale et politique dans une visée plus égalitaire » (p. 111). Elle a pour « fil rouge » la non-mixité choisie, qui constitue, rappellent les autrices, des moments d’échange privilégiés permettant de dévoiler des oppressions ou d’en prendre conscience : en cela, elle est une « condition » pour une parole non censurée et libérée, et non une fin en soi : « l’idée n’était pas de ne plus travailler, élaborer, échanger avec les hommes » (p. 114).

7_Ces espaces non-mixtes ont ainsi conduit à rendre visibles différentes formes d’assignation genrée dans les organisations collectives fréquentées par les participantes, mais également les aspects patriarcaux de certaines pratiques d’éducation populaire – ces phénomènes sont décrits dans deux sous-parties du chapitre. Par exemple, la posture d’animation et de formation est analysée au prisme du genre : est mis en évidence le fait que les formatrices avaient « plus facilement recours à davantage de préparation pour [se] rassurer et prendre [leur] place » (p. 127) ou encore qu’un certain nombre d’hommes du réseau ont un rapport « compétitif » au savoir, avec un « recours à la rhétorique » fréquent, qualifié de « mode cow-boy » (pp. 134-135).

8_Le chapitre suivant, intitulé « Bouger les lignes » s’ouvre sur les résistances des collègues masculins face aux « brèches » ouverte par les femmes du réseau, rappelant les formes de décrédibilisation les plus courantes des stratégies et des positionnements féministes. Est ensuite précisée l’orientation politico-théorique du féminisme adopté par les militantes, c’est-à-dire celle d’une « approche féministe matérialiste intersectionnelle » (p. 149), à savoir une approche qui consiste à « [s]e reconnaître divisé.e.s et même hiérarchisé.e.s » (p. 151) – les rapports de classe, de « race », etc. s’articulant aux rapports de genre – et qui part des conditions matérielles d’existence. Le chapitre se clôt sur les transformations opérées dans les pratiques professionnelle et collectives. Plusieurs initiatives sont évoquées, de natures différentes, mais aussi à des stades d’aboutissement divers ; le texte mêlant de façon moins méthodique pratiques effectives, analyses réflexives et témoignages. Parmi les « outils pédagogiques revisités », on peut prendre pour exemple une grille d’observation élaborée par les militantes à partir du travail de Corinne Monnet (1998) sur la répartition genrée des tâches dans le travail conversationnel. Celle-ci permet de relever lors d’une réunion non seulement la durée des prises de parole, mais également des aspects plus qualitatifs (qui interrompt ? Qui est interrompu.e ? Qui se charge de l’accueil du groupe ? Des retardataires ? Qui introduit de nouveaux sujets ? etc.).

9_Dès les premiers regroupements du réseau, en 2011, plusieurs coopératrices avaient déploré que les enjeux de genre soient absents des discussions ; cette critique féministe, alliée à une critique du management, avait permis « de qualifier et d’analyser des conditions de travail valorisant sans cesse le surtravail, l’intervention virile et la rhétorique plutôt que la recherche collective et le tâtonnement, l’improvisation plutôt que la préparation, au sein d’une organisation qui reproduit la violence des rapports sociaux qu’elle prétend dénoncer » (La Trouvaille, 2018, p. 142). Ces critiques ont abouti à la dissolution en 2014 d’une des structures de la Grenaille, à savoir la SCOP Le Pavé (Rennes), qui a donné naissance à deux refondations : le Contre-pied et La Trouvaille. Le manifeste de cette dernière association rappelle que le genre est un outil précieux pour toute perspective critique sur le travail, et notamment sur le travail militant, autre travail invisible et invisibilisé comme tel car considéré comme « relevant de la générosité, du partage, de la solidarité, du don, du plaisir, de la création ou de l’engagement » (Albert, Plumauzille, Ville, 2017). On y lit que « travailler c’est trouvailler2 », et notamment trouver des « espaces collectifs propices pour confronter cette ou ces trouvailles, de manière contradictoire et en respectant la singularité des pratiques, avec ses collègues, pairs, pour enrichir des règles de métier » ; suivant cela, Éducation populaire et féminisme est résolument un ouvrage à trouvailles, qui conçoit l’éducation populaire comme un « labo populaire ».

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Bibliographie

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Albert A., Plumauzille C. et Ville S. (2017). Déplacer les frontières du travail, Tracés. Revue de Sciences humaines, 32, En ligne. URL : http://journals.openedition.org/traces/6822
DOI : 10.4000/traces.6822

Maurel, C. (2010.). Éducation populaire et puissance d’agir. Paris : L’Harmattan.

Monnet, C. (1998). La répartition des tâches entre les hommes et les femmes dans le travail de la conversation. Nouvelles Questions Féministes, 19(1), 9-34.

Trouvaille (La) (2018). Un collectif féministe d’éducation populaire politique : « La Trouvaille. Expériences, savoirs et stratégies communes pour l’égalité ». Nouvelles Questions Féministes, 37(2), 140-145.
DOI : 10.3917/nqf.372.0140

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Notes

1 Les récentes accusations répétées de viols et d’agressions sexuelles au sein des Jeunesses communistes, du Mouvement des jeunes socialistes et de l’Unef ont contribué à ouvrir à gauche le débat du traitement et de la prévention des violences sexuelles dans les organisations militantes.

2 http://la-trouvaille.org/du-pave-a-la-trouvaille/Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Vanina Mozziconacci, « Éducation populaire et féminisme. Récits d’un combat (trop) ordinaire. Analyses et stratégie pour l’égalité. 11 femmes de l’association « La Grenaille », Éditions la grenaille, Sans lieu, 2016 », Éducation et socialisation [En ligne], 51 | 2019, mis en ligne le 13 avril 2019, consulté le 07 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/6003 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.6003Haut de page

Auteur

Vanina Mozziconacci

Université Paul Valéry Montpellier – LIRDEF

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